Madrid : un an après

 

Jean Chalvidant, vous êtes universitaire, spécialiste de l’Espagne. Un an après l’attentat du 11 mars 2004, peut-on dire que l’enquête criminelle est terminée ?
On a à l’heure actuelle quelques certitudes : qu’Eta n’est pour rien dans l’attentat, et qu’il a été commis par trois groupes franchisés d’Al-Quaeda, qui se sont unis pour planifier et exécuter le forfait : le Groupe islamique combattant marocain (GICM), également connu comme «les salafistes yihadistes», son homonyme Groupe combattant tunisien et le groupe égyptien Takfir wal Hijra. L’ensemble obéissant à Rabei Osman, aliasMohamed l’Egyptien, chef militaire des "takfires" en Europe, aujourd’hui sous les verrous. Le financement étant assuré par l’imam saoudien Salman Al Aouda, un proche de Ben Laden. Mais curieusement, après une folle période d’emballement, qui a duré jusqu’à avril 2004, l’enquête semble piétiner, comme si la messe était dite. Or l’ensemble des ramifications est loin d’avoir été mis à jour.

Un an après les tragiques événements du 11 mars 2004, toute l’Espagne s’est souvenue des victimes de ces attaques terroristes. En haut : des rescapés témoignent.

Mais l’un des deux chefs de l’ETA, Josu Ternera, n’a-t-il pas annoncé publiquement un futur attentat ?
Josu ternera n’a jamais annoncé un attentat «gigantesque». Aucun écrit n’existe, si ce n’est une bribe de conversation vaguement saisie à un aéroport.

N’écarte-t-on pas trop rapidement l’hypothèse d’un lien entre ETA et islamistes. Ne dit-on pas que deux camionnettes, une des islamistes et une autre de l’ETA, sont parties en direction de Madrid en même temps?
Oui, les deux camionnettes sont parties le même jour vers la même destination (Chinchon?); mais cela ne prouve rien. Je suis chercheur, universitaire et dois m’en tenir aux faits, aux preuves et rien qu’à cela. Tout au plus peut-on relever l’information, l’archiver et la ressortir le jour où d’autres éléments viendront porter un sens. Pour l’instant, c’est prématuré. De même, il y a une piste asturienne sur la provenance des explosifs. Le mineur a livré indistinctement les charges à Eta et aux islamistes.
Là encore, on peut le remarquer, mais en conclure quoi que ce soit est là encore prématuré.

José María Aznar (ici avec la présidente de la communauté de Madrid), usé par des années de domination sans partage de la vie politique espagnole a fait preuve d’un grave manque de psychologie.

Les points d’ombre que vous citez dans votre livre ont-ils été élucidés ?
C’est la grande force des historiens et des chercheurs par rapport aux journalistes : ils ont du temps et travaillent sur des faits lointains qui ont été corroborés. Là, nous parlons d’événements qui se sont déroulés il y a juste un an. Il existe donc une vérité officielle, qui semble tenir la route jusqu’au jour – dans cinq ans, dans dix ans – où des documents seront révélés, des témoins parleront. Il existe encore de nombreux points d’obscurité dans l’enquête; mais mon rôle de chercheur est de m’en tenir aux faits, aux preuves et non pas aux indices ou aux déclarations péremptoires. Et le fil rouge déroulé par les enquêteurs (la bombe qui n’a pas explosé, le téléphone, la puce prépayée, la boutique de Lavapiés, la bicoque de Chinchón et enfin le commando qui s’immole à Leganés) est parfaitement rationnel et corroboré par des preuves matérielles.

A-t-on appris quelque chose de neuf lors de la commission parlementaire d’enquête ?
C’est une particularité espagnole de nommer des commissions d’investigation. Elles n’aboutissent généralement à pas grand chose, mais prouvent au peuple et aux électeurs la vitalité démocratique du pays. Sans jouer les Madame Soleil, j’avais écrit en mai dernier dans la presse madrilène que celle-ci ne servirait à rien, étant donné qu’elle était composée de députés, donc de partisans, qui défendraient leur petite boutique et leurs intérêts politiques au lieu de chercher la vérité. En ce sens, je n’ai pas été déçu. Les Espagnols ont eu droit à un débat interminable, où les 192 victimes ont été carrément oubliées. Cela prouve par l’évidence que vouloir substituer la rigueur d’un procès d’assise par un show télévisuel et médiatique ne sert ni la vérité, ni la justice. Naturellement, aucun consensus n’est sorti des débats.

Comment avez-vous analysé l’intervention d’Aznar ?
Il a été égal à lui-même, droit dans ses bottes durant 10 h 40 d’interrogatoire (ce qui est extravagant). Deux phrases fortes sont à retenir : "Moi, j’ai cherché à obtenir la vérité et à arrêter les criminels, tandis que d’autres en profitaient pour gagner les élections… Aujourd’hui, j’agirais de la même manière. Je n’ai pas à demander pardon, car nous avons fait ce qu’il fallait." De son côté, Zapatero est intervenu encore plus longtemps et a parlé de «tromperie massive», deux mots forts
– il est manifestement doué en communication - et largement repris par la presse. Le problème est qu’il n’en a administré aucune preuve. En fait, l’Espagne aurait pu s’exonérer de telles comparutions, uniquement politiques et justificatives.



Dans toute l’Espagne, ici dans les Asturies, les étudiants, les collégiens, les familles se rassemblent dans la rue pour manifester leur indignation à la nouvelle des attentats.

Le 11-M en chiffres
Des 192 morts de la tuerie, 51 étaient étrangers, venant en particulier de Roumanie et d’Équateur ; Le nombre définitif de blessés atteint 1430 ;
78 immigrants blessés ont par la suite été naturalisés ;
732 autres ont obtenu un permis de résidence temporaire; La police a analysé 25 000 indices aboutissant à la résolution de 100 profils génétiques et à 1334 empreintes digitales ;
42 millions d’euros ont été concédés aux victimes et à leur famille ;
2536 « Médailles du 11-M » ont été concédées aux forces de l’ordre.

Les responsables de la manipulation politique sont-ils maintenant connus ?
Ils l’ont été très tôt. Et moimême ai démonté la trame dans mon livre la Manipulation, trois mois seulement après les attentats. Et rien depuis n’est venu infirmer ce que j’avais révélé. À la base, un proche de Zapatero, le socialiste Alfredo Pérez Rubalcaba, qui va inventer le concept du "mensonge d’État" et le faire véhiculer par certains médias complaisants, en particulier une chaîne de radio, la plus puissante du pays, la SER. Aucun fait, aucune preuve ne corrobore cette affirmation. Mais les Espagnols sont alors totalement traumatisés par l’attentat et ont besoin de se rattacher à des certitudes et de crier leur indignation, en impliquant l’équipe en place qui n’a pas su les protéger de l’indicible. Il faut dire que la décision d’Aznar de faire comparaître trois fois par jour devant les caméras son ministre de l’Intérieur, et non pas un gradé de la police, en uniforme et toutes médailles dehors n’a rien fait pour arranger les choses, puisqu’il a volontairement politisé l’affaire. De même auraitil du repousser d’un mois les élections, de façon à ne pas lier le traumatisme de l’événement à un scrutin engageant l’Espagne pour quatre ans. En ce sens, Zapatero est un "président par accident ", même s’il est parfaitement légitime.
Des panneaux sur les lieux du drame expriment la colère populaire face à l’attitude des politiques.

Quel bilan pour la société espagnole un an après ?
Il est bien négatif. C’est une donnée nouvelle, l’Espagne est aujourd’hui coupée en deux, chaque camp faisant preuve d’une hargne, d’une agressivité que l’on ne connaissait plus depuis soixante ans. Il faut dire que Zapatero ne manque pas une occasion de glorifier les victimes républicaines de la Guerre civile et d’associer la droite au franquisme. Ce qui n’est ni sain, ni vrai. Son prédécesseur Felipe González avait évité ce travers; mais il était un homme d’État. Quant à sa décision de faire revenir sur la Péninsule les 1 300 soldats présents à Bagdad, elle est sujette à question. S’il a tenu son engagement électoral, il a certainement fait un mauvais calcul, car sa position n’a pas endigué le courroux islamiste. Les fondamentalistes l’ont interprétée comme un aveu de faiblesse et considèrent que l’Occident a baissé la garde et cédera à l’avenir face à leur détermination. La preuve en est apportée avec les arrestations en octobre 2004 (quatre mois donc après le retour des troupes) d’un commando de 17 membres qui s’apprêtait à faire exploser entre autres le Palais de Justice de Madrid, la gare d’Atocha, la tour Picasso et le stade Santiago Barnabeu. Une nouvelle boucherie arrêtée de justesse. Et une preuve supplémentaire que l’argument selon lequel le lien entre les attentats et la présence de l’Armée espagnole en Irak, imposé par Aznar contre la volonté du peuple, ne tient pas. Deux cents terroristes islamistes se cachent actuellement sur le sol espagnol. Au nom de Al Andalus, il est évident qu’il passeront un jour où l’autre à l’action.

 

Propos recueillis par Balbino Katz, rédacteur en chef d’Aventures de l’histoire

La Manipulation, Madrid 11 Mars
Jean Chalvidant
Cheminements, 180 p., 15 €,
ISBN 2-84478-316-3.