Entretien : Jean Chalvidant : "Dans l'attentat de Madrid, la responsabilité d'ETA était crédible"
Même si la piste la plus sérieuse mène désormais à Al-Qaïda, l' attentat de Madrid a projeté ETA au cœur de l'actualité. Àlors que le gouvernement espagnol est accusé d'avoir privilégié la piste basque, nous avons donné la parole à Jean Chalvidant, auteur de ETA, l'Enquête, et meilleur connaisseur français du groupe terroriste. Pour savoir notamment si, à défaut d'être avérée, l'implication d'ETA était, du moins, plausible.
José-Maria Aznar est accusé de s'être livré à une manipulation en privilégiant la piste basque, plutôt que celle du terrorisme islamiste. Estimez-vous que ETA constituait une piste, sinon avérée, au moins crédible ?
Il convient d'abord d'apporter une précision : la détermination de la responsabilité d'attentats, quels qu'ils soient, n'est pas du ressort des spécialistes mais des forces de police. Les experts, pour leur part, ne peuvent qu'apporter un éclairage historique. En l'occurrence, à la lueur de plus de trente ans d'étude sur ETA, je peux affirmer que son implication dans l'attentat du 11 mars était crédible. Ainsi, on a prétendu que ETA n'avait pas la capacité de mener des opérations aussi spectaculaires, ou qu'il n'était pas dans ses habitudes de frapper des populations civiles à l'aveugle. L'histoire démontre le contraire. En décembre 1999, la police espagnole a intercepté une camionnette lestée de 1,7 tonne de dynamite : son objectif était la Tour Picasso, sur la Castellana, le plus haut immeuble de Madrid, occupé par des bureaux d'entreprises privées, dans lesquels travaillent quelque 4000 personnes. L'analogie avec les Twin Towers est frappante et permet de relativiser les différences de mode opératoire entre les islamistes et les indépendantistes basques. Cela serait survenu deux ans avant la tragédie de Manhattan. Et ce n'est pas là un cas isolé : un an après, en août 2000, la police a également intercepté une autre camionnette d'ETA chargée de 700 kg d'explosifs, destinés à faire sauter un ferry assurant la liaison entre Valence et les Baléares, avec 1400 civils à son bord. On est loin de cibles sélectionnées ! Enfin, début mars 2004, sur la route de Cuenca, la Garde civile a arrêté un commando étarre de deux personnes, équipé de 530 kg d'explosifs. Ils portaient sur eux des documents se référant à la commune d'Alcala de Henares, d'où sont partis certains des trains frappés jeudi 11 mars… Ce qui est troublant. Force est donc de constater qu'ETA avait, de longue date, la capacité opérationnelle de mener des attaques spectaculaires et qu'elle avait déjà rompu avec la pratique ancienne des attentats ciblés, homme politique, force de l'ordre, journaliste, etc.
On a également prétendu qu'ETA n'avait pas l'expertise technique nécessaire à la fabrication de bombes déclenchées à distance par les téléphones portables. Qu'en pensez-vous ?
Pour affirmer cela, il faut avoir la mémoire bien courte, ou ne posséder qu'une vue partielle du sujet, ce qui n'a rien d'étonnant quand on sait que le livre que je viens d'écrire est le premier sorti sur le thème d'ETA en France, si l'on excepte une traduction ; le phénomène étarre est très mal connu ici. En effet, dès janvier 2001, cette technique avait été utilisée par ETA pour tenter d'assassiner le président du Parti populaire basque, Carlos Iturgaiz. Un baluchon bourré d'explosif devait être mis à feu via un téléphone portable (une technique employée le 11 mars), au passage de sa voiture. Il n'a pas explosé parce que celle-ci était équipée de systèmes de brouillage. Enfin, l'explosif utilisé à Madrid était bien l'un de ceux employés fréquemment par ETA. Traditionnellement, le groupe en utilise deux sortes : un de fabrication française : la Tytadine, dont il a dérobé des quantités considérables à Plévin et à Grenoble et la Goma 2, de fabrication espagnole, de marque Rio Tinto. En fait, il alterne l'utilisation de l'un et de l'autre, car la Tytadine en sa possession est déjà ancienne, et au fil du temps cet explosif a tendance a perdre ses propriétés détonantes. En l'occurrence, c'est la Goma 2 qui a été utilisée à Madrid. Pour toutes ces raisons, il était, a priori, plausible, voire rationnel d'envisager la main d'ETA derrière les attentats du 11 mars.